Eger ou « Biribi »
- Manuel DEMOUGEOT
- 23 oct.
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 27 oct.
À Eger (aujourd’hui Cheb en République tchèque) se trouvait une importante usine d’aviation. C’est là que mon grand-père fut envoyé et demeura jusqu’en mai 1944, avant d’être muté à Asch.
Horaires de travail à rallonge, hébergement collectif spartiate, nourriture insuffisante, froid, surveillance, tout cela ajouté à la nostalgie de Beaune et de sa famille : les ingrédients étaient réunis pour faire de ce lieu le bagne, hormis quelques répits joyeux avec les copains.

Après un voyage de trois jours, Jean arriva en mars 1943 à Eger, ville d’environ 35 000 à 40 000 habitants à cette époque. « Nous sommes à « Eger » dans une usine d’aviation », écrit-il dans la première lettre adressée à ses parents le 14 mars 1943.
Après l’annexion des Sudètes puis avec le début de la guerre, le régime nazi a développé, à partir d’une base aéronautique existante en bordure de la ville (à Oberschön précisément), une usine de réparation et de fabrication d’avions : les Heinkel et, à la fin de la guerre, le Messerschmitt 262, premier chasseur à réaction au monde[1].
L’usine a continué à se développer après l’arrivée de mon grand-père en mars 1943. Entre autres postes, Jean fut d’ailleurs affecté aux travaux de terrassement pour la construction de pistes et de hangars[2].
L’usine comptait près de 5 000 employés, la plupart travailleurs forcés venant de toute l’Europe à partir de 1943, dont plus d’un millier de Français (dans une lettre du 7 juin 1943, Jean écrit qu’ils sont plus de 1 500 Français). Les travailleurs logeaient dans des cabanes d’une construction assez sommaire[3], à raison de 20 par chambrée, sans intimité ni confort et dans de mauvaises conditions d’hygiène[4]. Les journées de travail sont de 10 à 13 heures par jour voire davantage, avec un jour de repos par semaine qui est parfois supprimé[5].
La mauvaise qualité de la nourriture, en quantité insuffisante, est un leitmotiv des lettres de mon grand-père, et il attend avec la plus grande impatience les colis que lui envoie sa famille. Un autre leitmotiv de ses lettres est le climat qu’il trouve détestable, le froid avec des températures jusqu’à moins 25°C en hiver, la pluie, le vent[6].
Je reviendrai en détail dans plusieurs articles séparés sur les conditions de vie matérielles et de travail.
A ces aspects matériels, il faut ajouter la surveillance rapprochée dont les travailleurs sont l’objet, même si en théorie ils sont libres de leurs mouvements, ainsi que la menace de punition en cas d’écart[7] voire de détention, comme ce fut le cas pour son camarade de chambrée, Raymond C., détenu pour une raison inconnue et qui sera interné ensuite au camp de Dachau.
L’esprit de camaraderie, les repas en chambrée préparés avec les vivres reçus de France par colis, les activités organisées par les autorités ou encore les sorties possibles, soit au centre-ville d’Eger qui est à un peu plus de 2 km à pied, soit dans des villes alentours, permettent de passer des bons moments. Mais c’est l’ennui qui semble prédominer : « Quant aux distractions, elles ne sont pas nombreuses. Toujours la même chose. Cette pauvre baraque, nous savons presque le nombre de clous qui assemblent les planches. » (8 août 1943). Et parfois même le cafard, même si Jean s'en défend et cherche toujours à rassurer sa famille en disant qu'il a "bon moral", contrairement à « quelques-uns comme Louis Maréchal qui a le cafard dès qu'il est sans nouvelles, mais on a bientôt fait de le remuer » (29 avril 1944).
Enfin, les bombardements alliés terminent le tableau de ce lieu d'exil que mon grand-père, avec l’ironie qui le caractérise, associe au bagne de Biribi.


Pour un témoignage vivant sur ce qu'était la vie des requis à Eger, je renvoie également aux extraits de l'interview d'André D. que j'ai mis en ligne.
[1] Je dois ces informations sur l’usine en grande partie à :
- Alfons Adam, historien tchèque travaillant en Allemagne qui a eu l’amabilité de répondre à ma demande et de m’orienter vers ce site dont il a été à l’initiative et qui est consacré aux lieux de travail forcé nazi en République tchèque : http://www.ztracena-pamet.cz/cs/cheb.html (avec tout bon navigateur, il est possible de traduire en français les pages qui sont en allemand ou en tchèque)
- Bernard Derelle qui a réalisé un travail en mémoire de son oncle, Paulin Derelle, requis du travail forcé à Eger : http://www.editions-bdlm.com/paulinderelle.html
Qu’il en soit ici tout deux remerciés.
J'ai également trouvé des informations sur ce site tchèque : http://www.vrtulnik.cz/ww2/protektorat-cheb2.htm
[2] « Je suis toujours à la terrasse, où je fais avec d’autres copains la voie. C’est dur, et nous sommes commandés par un bestiau de premier ordre. » (16 octobre 1943) ; « Aujourd'hui nous avons déchargé 8 wagons de mâchefer entre 4 hommes, et il ne faisait pas chaud. J'aime autant te dire que je suis assez fatigué après une journée comme cela. Je suis content de me coucher le soir. » (4 novembre 1943) ; « Je travaille toujours à la terrasse en dehors des halles, avec le pic et la pelle pour compagnie. » (12 décembre 1943)
[3] Preuve en est notamment des infiltrations d’eau : « Comme voilà, [la pluie] tombe sans arrêt et cela passe au travers du plafond. Cela est plein de gouttières. Je vais dormir comme ça la nuit, toujours sur le lit pas couvert, avec une bassine que je tiens sur moi. » (2 juin 1943)
[4] « J’ai attrapé la gratte, c’est-à-dire la galle. Je vais aller à l’infirmerie demain. Cela m’embête mais ce n’est rien. » (5 avril 1943) ; « La chambre est infestée de punaises. » (septembre 1943) ; « Si vous trouvez de l'onguent gris, vous m'en enverrez car les petites bêtes se prennent assez vite. » (23 janvier 1944)
[5] « Nous travaillons 13 heures par jour au lieu de 10 heures. » (15 mai 1943) ; « Cette semaine, j’ai fait 100 heures à l’usine, c’est-à-dire 88 heures de travail, depuis lundi de la pentecôte où nous avions congés, jusqu’à samedi après-midi. Et aujourd’hui toute la journée et en plus tous les soirs jusqu’à 9 heures. Cela fait beaucoup. Nous n’avons plus seulement le temps d’écrire, de laver et encore moins de sortir. (...) Cette semaine, nous allons sûrement travailler 2 nuits entières pour finir le travail que nous avons en ce moment. » (20 juin 1943)
[6] « Il fait pourtant un temps dégoûtant. Cela fait 10 jours qu’il ne s’arrête pas de pleuvoir. » (10 juin 1943) ; « Ce qui nous épouvante tous le plus, c’est le froid car déjà en ce moment, on se croirait au mois de novembre chez nous. C’est un drôle de pays et sur tous les points de vue. » (14 août 1943) ; « Il ne fait pas chaud et la neige est là, et il va sûrement en retomber d'ici peu. Ce matin, il faisait 14° en dessous, et le manche de la pelle n'est pas chaud. » (7 décembre 1943) ; « Toujours de la neige et un vent terrible. Ce matin, il faisait 20° et plus en dessous, alors vous voyez qu'il ne ferait pas chaud travailler dehors. » (17 décembre 1943) ; « En ce moment il neige encore et nous avons 20 à 25 en dessous. » (27 février 1944) ; « Il ne fait toujours pas chaud. 20° en dessous et toujours de la neige. » (6 mars 1944).
[7] « Samedi après-midi, 2 copains ont reçu une doublée à coups de schlague parce que soi-disant ils auraient donné un morceau de pain aux fils de Joseph. C’est presque le paradis. » (30 mars 1943) En argot, une doublée est une correction. Comme évoqué dans cet article, les fils de Joseph désignent sans doute les travailleurs russes qui étaient moins bien traités encore que les travailleurs de l’Ouest de l’Europe.





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