Asch, une renaissance sur les cendres de l'exil
- Manuel DEMOUGEOT
- 18 oct.
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Dernière mise à jour : 25 oct.
Début mai 1944, Jean est transféré à Asch (aujourd'hui Aš en République tchèque), petite ville située à une trentaine de kilomètres au nord-ouest d’Eger où il demeurait depuis son arrivée en Allemagne. C'est là qu'il va vivre sa "nouvelle vie", sur laquelle un mystère plane puisque la correspondance écrite s'arrête peu de temps après son arrivée.
Ville frontière avec l’Allemagne, Asch[1] a été la première cité traversée par Hitler le 3 octobre 1938 lors de l’annexion des Sudètes, partie ouest de la Tchécoslovaquie où vivait une majorité germanophone.

Le 9 mai 1944, Jean écrit à ses parents : « J’ai reçu ce soir une lettre du 12 et du 19.4 que j’ai trouvée en rentrant car je ne travaille plus à Eger. Je suis à Asch comme tourneur (encore une autre spécialité). Mais cette semaine je rentre encore coucher vers les copains car je suis seul du pays, mais ce n’est qu’à 28 km d’Eger. Enfin, je vous expliquerai un peu plus tard car je n’y suis que d’aujourd’hui et je n’ai encore guère de renseignements. »
Ce déménagement était-il une promotion ? Une sanction ? Avait-il été candidat pour ce transfert ? Les lettres n’apportent pas d’éclairage sur les raisons de son changement d'affectation ni sur la procédure. On peut à tout le moins supposer qu’il ne s’agit pas d’une sanction. Alors que Jean effectuait principalement des tâches de manutention à l’usine d’Eger, il est affecté à un métier de tourneur à Asch. Peu de travailleurs semblent d’ailleurs avoir eu le bénéfice de ce transfert : « Nous ne sommes que 35 Français venus en même temps que moi. » (22 mai 1944)
Même si la vie en groupe qui était la sienne au campement d’Eger lui manque, il semble apprécier ce nouveau cadre de vie, moins dur que celui de l’usine d’Eger et ses milliers de travailleurs entassés dans les cabanes. Il est plus libre de ses mouvements alors que sur le camp à Eger, il était surveillé en permanence. Le 14 juin 1944, il écrit à ses parents : « A part les 14 heures par jour [de travail], je n'ai pas à me plaindre de mon nouveau refuge qui, j'ose espérer, sera le dernier avant la note finale. » Le 25 juin 1944 : « Ici, je n'ai pas à me plaindre. Je suis mieux qu'à Eger sur tous les points de vue. » Et le 6 juillet 1944 : « A Asch, la vie est plus tranquille qu'à Eger. »
Il est placé dans une entreprise dénommée « Geipel und Sohn » (Geipel et fils). C’est le nom qui apparaît dans la nouvelle adresse que Jean donne à ses parents. J’ai trouvé sur internet quelques informations sur cette entreprise. Il s’agissait d’une usine textile. Fondée au XVIIIe siècle, elle a connu un essor important au XIXe[2], en particulier dans la seconde moitié, sous l’impulsion de Gustav Geipel qui laissera l’image d’un patron philanthrope et bienfaiteur[3]. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’usine dont l’appareil de production est réorienté vers l’économie de guerre devient sous-traitante de l’usine d’aviation d’Eger, justement pour des travaux de tournage de pièces qui serviront pour la fabrication des avions[4].
Jean est logé en centre-ville (« [à Eger] nous étions à deux kilomètres du centre ville, tandis qu'ici nous sommes en plein centre ; à 50 mètres du ciné. » (25 juin 1944). Il apprécie cette ville dont la taille proche de celle de Beaune lui est peut-être plus familière (« La ville est plus petite mais cela ne m'importe que peu », 22 mai 1944) ainsi que les activités qui y sont proposées, la « fête pendant un mois » ou encore le cirque, comme il l’évoque dans sa dernière lettre de début juillet 1944.
La population lui semble plus accueillante pour les Français[5]. Si au début de son installation, il retourne régulièrement à Eger et va même y coucher[6], il s’adapte vite à son nouvel environnement. Avec « son caractère gai », il se fait de nouveaux amis, « même au féminin », comme il l’écrit dans sa lettre de début juillet 1944.

La correspondance avec la France ayant cessé après le début de juillet 1944, je ne dispose pas d’éléments écrits sur son vécu et son ressenti dans les mois qui ont suivi.
L’hypothèse que je forme est que dans ce nouveau cadre plus accueillant où il restera tout une année, il vivra, malgré son statut de travailleur forcé exilé, une forme d’épanouissement et d’indépendance, ressentant moins fortement l’exil qu’auparavant. L’arrêt de la correspondance avec la France, s’il a sans doute été douloureux, a pu paradoxalement aussi lui permettre de vivre plus pleinement cet ici et maintenant.
Cette « nouvelle vie » (lettre du 22 mai 1944) prendra fin en mai 1945.
Après avoir été la première ville tchèque annexée par Hitler, Asch fut la première ville tchèque libérée en avril 1945 par les Américains.
Un journaliste français embarqué avec les troupes américaines, Jean-Richard Bloch[7], décrivit dans le journal Ce Soir son arrivée dans Asch :
« C’est là que j’ai vécu une des heures les plus inoubliables de ma vie. Asch est la première cité tchèque libérée par les armées alliées de l’ouest. Et ce que j’ai vu dans Asch, c’est ceci : aux fenêtres, une multitude de drapeaux blancs, mais – outre ces guenilles, auxquelles l’Allemagne nous a habitués, - cette surprise : les drapeaux français ! En dix endroits de la ville flotte notre drapeau tricolore. Il flotte partout où les prisonniers de guerre et déportés français ont constitué un centre de groupement, un « Lager » comme ils disent dans l’étrange jargon franco-allemand qu’ils se sont mis à parler. Et sur des centaines de poitrines, la cocarde bleu-blanc-rouge. Dès l’abord, il semble qu’il n’y ait qu’elle ; nous ne voyons qu’elle ! »
Je suis certain que mon grand-père était de ceux-là puisqu'il rencontra Jean-Richard Bloch, l'auteur de ces lignes, ainsi que l’administrateur du journal Ce Soir en informa la mère de Jean, mon arrière-grand-mère Marie.
Et si mon grand-père avait vécu à Asch une forme de renaissance, sur les cendres de son lien défait avec Beaune ? Le mot cendre ne se dit-il pas asch en allemand !


[3] Voir un article sur Gustav Geipel sur un site consacré à l'histoire de Asch et un autre consacré à des figures marquantes de la ville ; https://asaci.cz/gustav_geipel
[5] « Le pays est assez plaisant et les gens sont plutôt aimables pour les Français. Nous sommes bien vus par la majorité de la population. » (lettre du 06 juillet 1944) ; Une chose est certaine, c'est que la mentalité des gens est meilleure pour nous que celle d'Eger. Nous sommes beaucoup mieux vus et moins à l'usine. » (22 mai 1944)
[6] « Je suis maintenant campé à Asch mais je viens coucher de temps en temps vers mes copains » (17 mai 1944) ; « Sans quoi la semaine passée, j'y suis allé trois fois [voir les copains] » (22 mai 1944)





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