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Blog en mémoire de mon grand-père requis du travail forcé en Allemagne nazie de mars 1943 à mai 1945

Censure et contournement

Dernière mise à jour : 24 oct.

Toutes les lettres et les cartes passaient par la censure. Avec astuce et malice, comme mon grand-père, les requis s’employaient à la contourner avec des formules compréhensibles de leurs seuls destinataires.

Le cachet Ae apposé au « Centre de contrôle des lettres étrangères » à Francfort
Le cachet Ae apposé au « Centre de contrôle des lettres étrangères » à Francfort

Le courrier entre l'Allemagne et la zone occupée dans les deux sens était contrôlé dans un « Centre de contrôle des lettres étrangères » (Auslandsbriefbrüfstelle)[1] à Francfort. Lors du passage au centre était apposé un cachet rouge Ae. Il semble qu’il y avait également un contrôle sur place car mon grand-père écrit dans une lettre du 4 avril 1943 : « Ma lettre a été censurée et ils en ont coupé une ligne. » Comme le relève l’historienne Helga Elisabeth Bories-Sawala, « en cas de censure, les lettres étaient barrées de traits bleu-noir. »[2] On retrouve sur nombre de lettres de mon grand-père ce trait bleu-noir au pinceau (par exemple sur cette lettre).

 

Conscient de ce contrôle, mon grand-père manie l’ironie et emploie des périphrases compréhensibles uniquement de sa famille pour passer des messages, en particulier lorsqu’il évoque les opérations militaires en cours.

 

Ainsi écrit-il le 9 août 1943 : « Je crois que les amis, tout au moins du brave Toni, ne seront bientôt plus de la partie et que les copains de Monsieur Jean, ainsi que notre voisin du dessus, travaillent plus que jamais et en mettent un drôle de rayons. Bientôt ils vont faire une drôle de récolte, et ils auront de quoi faucher leur content. Nous espérons pouvoir donner un petit coup de main. » Le 23 octobre 1943 : « Il n’y a qu’à prendre patience, et j’espère que bientôt l’oncle Alex sera parmi vous. Il faudrait qu’il se dépêche de finir ses travaux chez Tony car je crois que celui qui reste au-dessus de chez Mlle Pierre en met un drôle de rayon à la démolition, d’après les nouvelles que j’ai reçues. » Et le 16 novembre 1943 : « Je crois que les travaux s'avancent assez vite maintenant, surtout avec les ouvriers de l'ami Joseph qui en mettent un drôle de rayon. Ils ont bien envie d'après ce que je vois de finir le plus tôt possible. Et je crois pour tous que ce serait la meilleure des choses. » Ou encore le 9 avril 1944 : « Nous avons d'assez bonnes nouvelles car les acolytes de Monsieur Vladimir marchent toujours bien. Mais l'oncle Alex ne bosse pas beaucoup. »

 

Après quelques recherches, notamment en consultant ma famille et les archives municipales de Beaune, j’ai pu décoder certaines périphrases, ou du moins former des hypothèses.

 

Les « amis du brave Toni » désignent, sans doute, les Italiens, Toni Cattarelli étant un artisan beaunois ami de la famille. Quand il évoque l’« oncle Alex », ce sont les forces françaises libres, l’oncle Alex, mari de sa tante Maria, étant militaire de carrière. Parti d’Algérie, il a participé aux combats en Italie qui ont conduit à la chute du régime fasciste : « les amis, tout au moins du brave Toni, ne seront bientôt plus de la partie ».


Les ouvriers de l’ami Joseph désignent, je pense, les Russes, Joseph renvoyant peut-être à Joseph Staline.

 

J’ai eu davantage de difficultés pour décoder « celui qui reste au-dessus de chez Mlle Pierre » et les « acolytes de Monsieur Vladimir ». J’ai trouvé la solution en consultant les recensements de la ville de Beaune de 1936[3] et de 1946. Un certain Vladimir Seleplueff (en 1936) ou Spleneff (en 1946), électricien d’origine russe, vit à côté de chez la famille de mon grand-père, de même qu’une certaine Hortense Pierre, épicière (« Mlle Pierre »). Vladimir devait être le voisin du dessus d'Hortense Pierre. Les « acolytes de Monsieur Vladimir » ou de « celui qui reste au-dessus de chez Mlle Pierre » désignaient donc également les Russes.

Extrait du recensement de 1946 de la ville de Beaune où figure "Monsieur Vladimir" (source : Archives municipales de la Ville de Beaune)
Extrait du recensement de 1946 de la ville de Beaune où figure "Monsieur Vladimir" (source : Archives municipales de la Ville de Beaune)

Quant aux « copains de Monsieur Jean » mentionné en août 1943, j’avoue ne pas avoir trouvé la référence.

 

En outre, pour contourner la censure, il lui arrive – même si c’est finalement assez rarement, et de moins en moins – de recourir à des mots d’argot, en particulier de l’argot des bouchers, le loucherbem (consistant à remplacer la première lettre d’un mot par un « l », et rejeter cette première lettre en fin de mot, en y ajoutant un suffixe en « em », « aisse », « uche »),

 

Ainsi, au début de son séjour, le 9 avril 1943 : « Mon papa, es-tu fatigué ? T’en fais pas, je serai, je l’espère, rhabillé en louchébem, car je compte être bientôt vers vous, ou je vais me jarter en loussedé car j’ai larmuche des bronques, tu comprendras ma jactance. » En d’autres termes, il lui dit qu’il espère revenir vite à Beaune comme boucher. Il semble même laisser entendre qu’il pourrait s’échapper du camp (se jarter en loussedé) car il en a marre (larmuche) des bronques (là, j’avoue ne pas avoir totalement compris ce mot : peut-être les « cons » en loucherbem ? D’après le dictionnaire d’argot classique, « bronque » voulait dire ministre dans le jargon des voleurs, mais je ne vois pas vraiment le rapport dans ce cas).

Extrait d'une lettre du 9 avril 1943 où mon grand-père s'exprime en argot
Extrait d'une lettre du 9 avril 1943 où mon grand-père s'exprime en argot

S’il recourt épisodiquement à ces astuces pour passer des messages malgré la censure, je suis tout de même assez frappé de la tonalité de certains de ses propos, assez libres. Ainsi, le 22 avril 1944, il évoque en ces termes le passage dans son usine d’Eger d’une délégation française de représentants du régime de Vichy : « Vous me dites que la T.S.F[4]. a annoncé la visite de la Délégation qui est passée nous voir et que nous n'avons même pas aperçue, à part un ou deux de la chambre. Et ces tristes gars ne leur auraient même pas dit bonjour si les copains ne les avaient pas interpellés. Ils peuvent en parler des visites qu'ils nous rendent pour faire un petit gueuleton avec notre dû et toucher assez de flousse pour qu'ils la bouclent. Il ne faut surtout pas croire un bruit de ce qu'ils racontent car tout n'est que blagues. Enfin, tout cela se récupérera un jour, et ce sera le bon. »

 

Je suis d’autant plus surpris que des propos censurés pouvaient entraîner des sanctions infligées de manière assez aléatoire :« La censure pouvait contrôler les lettres comme les colis. Un simple bout de papier intercepté pouvait être puni par quelques semaines en AEL. »[5]. L’AEL était un camp de rééducation par le travail, avec des conditions d’existence proche des camps de concentration, sort qu’a connu un des camarades de mon grand-père (j’y consacrerai prochainement un article).




[1] Voir le site « Courriers de France et de Français durant la Seconde Guerre mondiale » : https://ww2postalhistory.fr/STO01_fr.php?cat=camps&activ=04 

[2] Helga Elisabeth BORIES-SAWALA, Dans la gueule du loup. Les Français requis du travail en Allemagne, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2010, p. 120

[4] La radio.

[5] Helga Elisabeth BORIES-SAWALA, Dans la gueule du loup. Les Français requis du travail en Allemagne, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2010, p. 121

 
 
 

1 commentaire


rgenestier
03 janv.

Très émouvant et intéressant , c’est bien.

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